La touristification des grandes villes : Barcelone, Lisbonne, Paris… que faut-il retenir ?
Publié le 03 décembre 2025
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Publié le 03 décembre 2025
En Europe, l’année 2024 a marqué un retour à l’avant-Covid en termes de visiteurs : 747 millions d’arrivées ont été enregistrées sur le continent, soit +1 % par rapport à 2019 selon l’ONU Tourisme. Cette reprise, prolongée début 2025, a braqué les projecteurs sur un paradoxe désormais central dans l’agenda urbain : comment rester accueillant sans se dénaturer ? Des manifestations coordonnées ont ainsi eu lieu en juin 2025 dans plusieurs grandes destinations d’Europe du Sud pour dénoncer la « touristification » et réclamer un meilleur équilibre entre activité économique et droit à la ville. Derrière ces mobilisations, il ne s’agit pas de faire la guerre aux touristes, mais de redéfinir un modèle qui tienne compte des habitants et des capacités réelles des territoires.
Dans son acception académique, la « touristification » renvoie au processus de transformation d’un lieu en espace touristique, avec des effets à la fois économiques, sociaux, environnementaux, paysagers et culturels. Historiquement neutre, la notion a glissé, depuis les années 2000, vers une lecture plus critique : elle décrit la spécialisation excessive de territoires dans la fonction touristique, avec des impacts négatifs (pression immobilière, uniformisation commerciale, congestion, nuisances) jugés supérieurs aux bénéfices perçus. Elle croise des notions connexes comme le surtourisme, la gentrification touristique, « l’Airbnbisation », la patrimonialisation ou encore la phobie touristique. Cette évolution s’explique par la concentration des flux sur des centres historiques très visibles médiatiquement, souvent situés en Europe du Sud, où l’économie résidentielle a du mal à rivaliser avec la rente touristique.
Les chiffres illustrent la force des courants à l’œuvre. L’Espagne a atteint 93,8 de visiteurs en 2024, un record historique. La région parisienne a accueilli 22,6 millions de visiteurs internationaux la même année, dans un total de 48,7 millions de touristes, selon Choose Paris Region. Cette demande, portée par les compagnies low-cost, la réservation en ligne et la médiatisation permanente des réseaux sociaux, sursollicite des cœurs de ville dont la fonction résidentielle s’érode.
Barcelone concentre ainsi les signaux d’alerte. La municipalité rappelle que les loyers y ont augmenté d’environ 68 % en une décennie, dans un contexte de forte croissance des locations de courte durée et d’essor des croisières. C’est au nom de l’habitabilité que le maire Jaume Collboni a annoncé la suppression de 10 101 licences d’appartements touristiques d’ici novembre 2028, en ne les renouvelant plus à leur échéance. Cette décision, spectaculaire, vise à réinjecter du logement dans le parc résidentiel et à desserrer l’étau sur les quartiers les plus saturés.
Au-delà des chiffres, c’est le quotidien urbain qui bascule. Dans les centres historiques de Lisbonne, de Barcelone ou de Venise, les commerces de proximité cèdent la place à des enseignes calibrées pour les visiteurs, les nuisances sonores s’intensifient et les trottoirs se rapprochent de la saturation aux heures de pointe. Lors des mobilisations coordonnées du 15 juin 2025, des collectifs ont justement revendiqué un « droit à la ville » : la possibilité de continuer d’habiter des quartiers devenus vitrines, sans être relégués en périphérie par la pression des loyers ou la montée des usages touristiques. Les reportages du Guardian et de Reuters soulignent le même slogan : les touristes ne sont pas la cible, c’est la priorisation systématique de l’économie de la visite qui est mise en cause.
Plusieurs villes testent des réponses structurelles. Amsterdam a adopté une politique de « tourisme en équilibre » fixant un plafond de nuitées (avec obligation d’agir dès 18 millions) et refusant les nouveaux hôtels sauf remplacement à capacité égale ; la ville prépare par ailleurs la sortie des paquebots du centre historique d’ici 2035 en déplaçant l’infrastructure hors du cœur urbain. Dubrovnik, de son côté, a limité le nombre de navires simultanés à deux et plafonne les flux issus des croisières dans la vieille ville, afin de préserver l’équilibre d’un site classé à l’UNESCO. En France, la loi n° 2024-1039 du 19 novembre 2024 (dite loi Le Meur) renforce les outils locaux d’encadrement des meublés de tourisme : déclarations, durées, contrôles et sanctions, avec l’objectif de mieux articuler location touristique et besoin de logement. Ces mesures, encore jeunes, incarnent un tournant : le tourisme n’est plus une manne illimitée, mais une ressource à gérer au même titre que l’eau, le transport ou le foncier.
La voie de sortie passe moins par l’addition d’interdictions que par une ingénierie fine des flux. D’un côté, il faut diversifier l’espace et le temps de la visite : encourager l’exploration de quartiers moins exposés, étaler les fréquentations sur l’année, reconnecter les visiteurs à la vie ordinaire de la ville (artisanat, marchés, lieux de création). De l’autre, il faut outiller les destinations : capteurs et données pour anticiper les pics, IA pour ajuster en temps réel l’information voyageurs, la tarification ou les itinéraires conseillés, gouvernance partagée avec les habitants pour évaluer l’acceptabilité des mesures. Les villes qui articulent régulation, redistribution et narration renouvelée esquissent un modèle où la visite cesse de cannibaliser l’habitat.
La touristification n’est pas un slogan, c’est un diagnostic de gouvernance : quand l’économie de la visite devient dominante, elle finit par appauvrir ce qui fait la substance des lieux. L’enjeu n’est pas de renoncer au tourisme, mais de l’inscrire dans un contrat urbain clair : capacité d’accueil explicite, qualité de vie des résidents, emplois décents, patrimoine vivant, empreinte environnementale maîtrisée et expérience plus riche pour les visiteurs eux-mêmes. C’est à cette condition que Barcelone, Lisbonne ou Paris resteront désirables sans se perdre, et c’est le défi que les formations en tourisme doivent désormais placer au cœur de leurs cursus, de la gestion des données à la médiation culturelle.